L’interview de Philippe Squarzoni auteur de l’album Saison Brune 2.0
Le tout numérique va-t-il contribuer à réduire notre empreinte carbone ? Rien n’est moins sûr. Philippe Squarzoni examine nos nouveaux usages numériques pour mieux déterminer leur impact sur notre environnement dans sa nouvelle bande dessinée Saison Brune 2.0.
Pourquoi réaliser cette suite à Saison brune consacrée à la transition numérique ?
Philippe Squarzoni : C’est une combinaison de plusieurs choses. Le livre est né un peu comme Saison brune, lorsque j’avais réalisé que le réchauffement climatique était un sujet trop vaste pour être traité dans mon album précédent, et qu’il fallait y consacrer tout un bouquin. De la même façon, pendant que je travaillais sur Saison brune, il y a certains thèmes que j’avais dû laisser de côté.
La question du numérique, de son empreinte écologique, de son rôle dans le réchauffement climatique notamment. Le bouquin était déjà assez imposant, je ne pouvais pas rajouter ce thème sans faire plier le livre sous son propre poids. Donc j’avais décidé de le laisser de côté, en me disant que j’y reviendrai plus tard. Que ça pourrait être une sorte de suite, mais centrée sur l’univers numérique.
Dix ans plus tard, le livre est revenu, doucement, me questionner. Avec d’un côté, la crise climatique, dont on voit de plus en plus s’accentuer les effets : sécheresses, canicules, méga incendies… qui reviennent quasiment tous les ans. Et de l’autre, la pénétration toujours plus grande du numérique au cœur de nos vies quotidiennes. L’articulation des deux pose forcément question.

Tu te représentes habituellement dans tes essais graphiques. Donnes-tu un sens particulier à la présence de ta fille dans ce livre ?
Cette présence s’est imposée doucement. D’une certaine façon, elle se trouve au cœur du même questionnement. Ma fille a neuf ans, et comme tous les parents j’imagine, je suis inquiet en pensant aux bouleversements climatiques à venir, et je me demande dans quel monde elle va vivre. Je me pose aussi la question de la place du numérique dans sa vie. Quelle place pour les écrans, Internet, Netflix, les jeux vidéo… Elle va vivre dans un monde où les nouvelles technologies seront de plus en plus présentes.
Comment faire en sorte qu’elle fasse partie du monde, qu’elle ne soit pas coupée de cet univers, bref, qu’elle vive à la même époque que les autres ? Comment faire aussi pour lui permettre d’avoir une juste distance ? Éviter qu’elle soit aspirée par un univers qui s’impose à nous. Parfois à marche forcée. Parfois de façon insidieuse, à coup de faux-semblants. Finalement, ces questions qui sont au cœur du livre, elles se posent à chacun d’entre nous. Elles se posent à toute la société.
Mettre en scène ce questionnement, c’était aussi une façon de s’inscrire dans le prolongement de Saison brune. Dont le thème finalement était celui du monde dont on hérite. Dix ans plus tard, Saison brune 2.0 pose la question du monde qu’on lègue. Cela dit, j’ai beaucoup hésité à faire figurer ma fille dans ce livre.
Représenter un enfant dans des pages qui vont être publiées, c’est quand même très délicat. Je ne voulais pas l’embarquer dans un projet qui pourrait la mettre en porte-à-faux plus tard, pour une raison ou une autre. J’avais en tête le film de Richard Linklater, Boyhood, filmé sur une période de 12 ans, avec notamment sa fille, qui jouait le rôle d’un des personnages. Je sais qu’à la fin du tournage, elle était assez mal à l’aise par rapport au projet, et qu’elle avait demandé à son père de réduire beaucoup son rôle.
Le consentement d’un enfant peut évoluer. On se construit aussi en opposition avec ce qu’on a été avant. Du coup, j’y ai quand même beaucoup réfléchi. J’en ai discuté avec sa mère, qui m’a dit qu’elle me faisait confiance. J’en ai aussi longuement parlé avec elle. Puis je me suis fixé des règles, on a fait quelques pages, elle les a lues, on y est allés doucement.

L’écriture de ce livre a été réalisée en partie durant le confinement. Comment cet événement a-t-il influencé ton travail ?
Le confinement m’a d’abord posé pas mal de problèmes. Comme pour beaucoup de monde, ça a complètement ralenti mon rythme de travail. Puis, d’une façon à laquelle je ne m’attendais pas, ça m’a coupé dans mon élan. Je crois que collectivement, on a flotté pendant un moment dans une période un peu indécise, où il était difficile de se mobiliser, ou de se projeter. Mais dont il n’a pas été évident non plus de sortir. Passé le moment de sidération, il a fallu un peu de temps, je pense, pour savoir quoi faire de cet événement. Quelle place lui accorder.
Par rapport à Saison brune 2.0, la situation sanitaire m’a confronté à une série de choix à résoudre. Je me suis demandé s’il fallait l’évoquer ou pas. Si ça n’allait pas trop dater le livre. Est-ce qu’il fallait dessiner les gens dans la rue avec des masques ? Je me suis aussi demandé si j’allais pouvoir faire des interviews, comme pour Saison brune. J’ai envisagé de les faire à distance, par visioconférence. En me disant que ça pouvait montrer justement combien le confinement avait accéléré la transition vers le numérique. Mais je n’étais pas complètement convaincu. Puis mon éditeur m’a fait remarquer qu’il recevait plein de projets d’album avec des interviews faites par Skype. Du coup, ça a réglé la question.

Comment la transition numérique s’articule-t-elle avec la question du réchauffement climatique ?
C’est un peu la question centrale du livre. Les deux transitions sont présentées comme se complétant mutuellement. D’un côté, les grandes firmes du numérique nous disent que les nouvelles technologies seront au cœur de la transition écologique. Que l’impact environnemental de leur filière est négligeable. Qu’en se substituant à des usages plus polluants, technologies vertes et produits high-tech vont nous permettre de réduire massivement nos émissions de gaz à effet de serre. Moins de papier, moins de déplacements, moins de rejets d’usine…
D’un autre côté, au moment même où le monde digital se développe toujours plus, où chacun de nos gestes quotidiens constitue une pièce supplémentaire de l’univers numérique, nos poubelles sont toujours plus pleines, nos déplacements toujours en hausse, et nos émissions de gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi élevées.
Dans Saison brune 2.0, j’ai essayé d’examiner la réalité de cette promesse des géants de la Silicon Valley. Quelle est la matérialité d’Internet ? Quels sont les impacts directs des technologies digitales en termes d’exploitation des ressources et de consommation d’énergie ? Est-ce que ce coût ne va pas s’accroître de façon considérable dans les années à venir avec la croissance vertigineuse du secteur numérique ?
Quelles informations t’ont le plus surpris ou impressionné au cours de cette étude ?
Je crois que ce qui m’a le plus surpris, c’est l’énormité des chiffres. Le gaspillage colossal. Que ce soit en termes de ressources, de consommation d’énergie, de capacités informatiques… Dans tous les domaines, la gabegie est totale. Toutes les tendances augmentent de façon absolument faramineuse. C’est la logique du toujours plus. Toujours plus d’innovations, toujours plus de performances informatiques, toujours plus de données échangées ou stockées, toujours plus vite.
En réalité, c’est une logique qui va exactement à l’inverse de celle qu’il faudrait adopter pour diminuer notre impact écologique. Exactement à l’inverse de leur discours de responsabilité environnementale. Ce qui frappe, c’est qu’ils disent assez systématiquement l’inverse de la réalité. Quand ils inventent des téléphones « mobiles », ils affirment que les nouvelles technologies vont réduire les déplacements. Quand ils disent « cloud », il faut entendre « gigantesques datacenters fonctionnant 24 h / 24 ». Et quand ils parlent de respect de la vie privé, leurs algorithmes pillent vos données. Que penser alors, quand ils disent « neutre en carbone », « énergies vertes » et « technologie zéro émission » ?

Interview de Philippe Squarzoni dans Bande Passante