Le Dernier Sergent - Interview de Fabrice Neaud
Le Dernier Sergent fait suite à Journal et structure « Esthétique des Brutes ». Fabrice Neaud revient sur ce colossal projet autobiographique.
Alors que votre œuvre autobiographique fait son retour en librairie, vingt ans après la publication du dernier volume, présentez-nous le nouveau cycle intitulé Le Dernier Sergent, ainsi que la manière dont il s’enchâsse dans l’œuvre globale.
FABRICE NEAUD : L’œuvre globale s’intitule Esthétique des Brutes. Journal en fut le premier cycle, Le Dernier Sergent l’actuel second. Il est prévu en quatre tomes et arrive chronologiquement deux ans environ après le tome 4 de Journal. Il s’étendra d’avril 1998 à l’été 2002 (et même au-delà, car le quatrième tome fera une très vaste ellipse jusqu’à nos jours). Le premier tome de ce second cycle, intitulé Les Guerres immobiles, débute ainsi en avril 1998 et s’achève le 2 avril 2000. Le suivant fera la part belle quasi exclusive à une seule journée, celle du 2 avril 2000…


L’hétéronormativité et l’homophobie traversent votre œuvre de manière toujours plus prégnante. Était-ce envisagé dès le départ ou bien cette construction « politique » s’est faite au fil du temps ?
Ma vision de ces deux concepts s’est complexifiée. Mais c’était prévu à peu près dès le départ, même si ce n’est pas forcément très visible dans Journal 1, et beaucoup plus évident dans Journal 3. La période relatée par Les Guerres immobiles correspond à celle de la réalisation de Journal 3. Elle traverse tout le livre tel un fantôme ainsi que les événements et violences qui ont traversé ma vie.
Auto-analyse en mouvement ; tract militant ; décryptage de l’époque… Comment faut-il lire ce premier tome ?
J’ai été obligé de restituer le contexte, quitte à répéter des choses déjà racontées dans Journal. Je pars du principe que les lecteurs·trices ne sont pas tenu·e·s de se cogner chronologiquement tous mes livres, avant d’attaquer la lecture de celui-ci. Je n’ai d’ailleurs jamais considéré qu’il fût obligé de lire Journal dans l’ordre (je me bats en permanence contre cette idée parce que ça oblige fatalement à donner toujours le même focus sur le premier tome, et c’est usant, quand on sait que c’est quand même un peu au 3e — ce mal-aimé et le plus important à mes yeux — que l’essentiel se passe). Les premières pages sont donc une remise en perspective.
Ensuite, l’essentiel de ce nouveau récit est à la fois dans le titre global du cycle et dans celui de son premier tome. Au risque de faire lever les yeux au ciel de mes joyeux détracteurs, le narrateur du Dernier Sergent n’a pas changé : il chouine, se plaint, pleurniche, ouin-ouine et retombe amoureux (en plus - quelle audace !) d’un nouvel amant qui ne répondra toujours pas à sa demande affective de chiot battu. Précisons que le contexte social, culturel et sociétal de la fin du vingtième siècle n’a pas changé non plus : toujours chômage de masse, désillusions et désenchantements des idéaux de gauche, sans compter le spectre du VIH qui veillait largement au grain, afin d’achever qu’une certaine population ne puisse certainement pas jouir sans entraves.

Parler de cette pandémie, comme de ce cauchemar qui hantera longtemps nos vies, est devenu nécessaire dans Le Dernier Sergent. Je l’avais totalement et volontairement occultée dans Journal. Pour mille raisons, qui me furent vivement reprochées par certains gays d’ailleurs — comme si le VIH devait faire partie du kit identitaire des homosexuels —, mais j’avais d’autres thèmes à traiter dans Journal sans entacher l’ensemble de son arc narratif par cet encombrant « boa constrictor » qui étouffe tout. C’était donc une humilité de ma part, en fait, et non un déni : je ne m’estimais pas légitime de parler du VIH. D’autres en parlaient mieux que moi. Les séropositifs en premier lieu. Il était hors de question que j’ajoute une parole « séronégative », fut-elle angoissée (et ô combien ce fut le cas, ce dont témoigneront mes nouvelles pages) à la parole séropositive qui émergeait alors. Ce que j’ai fait à l’époque fut de « laisser parler les concernés ».

Aujourd’hui, après une large période de cauchemars et d’hécatombes, cette maladie est peut-être devenue mieux gérable et supportable pour les séropositifs, et ce grâce aux considérables avancées de la médecine en la matière (trithérapies, Prep…). S’il était impossible, en tant qu’homosexuel, de construire un récit sans faire au moins allusion au VIH, j’ai simplement attendu qu’un espace et un temps se libèrent pour parler de mon parcours du combattant séronégatif pour y échapper, le tout sans heurter les principaux concernés et leur urgence à bousculer les esprits pour faire avancer les traitements. J’ajoute ici à la brique du Journal cet élément qu’il n’évoqua jamais mais qui a alourdi considérablement les simples possibilités de la « rencontre » et des pratiques sexuelles du narrateur.


Le VIH n’est pas le cœur du récit, il émerge à ces détours comme la statue du Commandeur qu’il fut tout le long de nos vies de gays, et continue (dans une moindre mesure grâce à la science) à nous hanter, nous guetter, tapis dans nos propres ombres, prêt à se jeter à notre gorge tel un tigre si nous baissons notre garde dans nos pratiques sexuelles.
La deuxième « nouveauté » est la famille. Elle fut, elle aussi, quasi absente dans Journal. Elle prend ici plus de place… et occupe un symétrique de celle du VIH : sourd cauchemar, boa, serpent de mer qui empêche, freine et étouffe l’émancipation du narrateur.
Disons que Le Dernier Sergent fonctionne presque à rebours de Journal, distillant les éléments structurels de « base » de la construction de l’identité du narrateur, volontairement occultés ou minimisés jusque-là, afin que le lecteur ne se fut pas habitué à une lecture « psychologisante » de l’identité. Sans compter que je n’aime pas offrir aux lecteurs des facilités d’identification. Quand on parle de maman, forcément, ça touche tout le monde. Et ça m’a toujours ennuyé de faire ça, qui est, selon moi, la version « putaclic » de la littérature, de l’art et (ici) de la bande dessinée… Enfin l’autre figure qui hante une bonne partie de ce volume est ce fameux « dernier sergent », météore pendant une bonne partie du livre (presque la moitié), pour devenir réel et ô combien présent à la toute fin.

A-t-il fallu opérer un travail de « suture graphique » pour assurer la cohérence de l’ensemble formé par Journal et Le Dernier Sergent ?
Oh que oui ! Sutures graphiques et sutures narratives tout court. Dans la mesure où je ne conçois pas mes livres de manière ni chronologique ni linéaire, je me retrouve à réaliser des scènes, souvent complètes, que je dois ensuite assembler dans un immense Tétris narratif. En réalité, c’est un travail de montage plus qu’autre chose. Dans ce premier tome, les sutures narratives ont été d’une effroyable complexité.
Pour les sutures graphiques, ce fut aussi un problème… et pas des moindres.
Si l’on peut admettre, comprendre, voire apprécier l’évolution graphique d’un travail d’un livre à l’autre, il est moins acceptable de voir des pages qui ont vingt ans d’écart de réalisation au sein d’une même scène.

J’avais déjà produit une centaine de pages autour des années 2000 à 2004. Tout le reste a été réalisé entre 2020 et aujourd’hui. Certaines pages ont donc vingt ans d’écart dans un même plan-séquence. Là, honnêtement, la rupture graphique était trop flagrante… J’ai dû corriger les dessins de l’époque. Quant à la scène avec le « dernier sergent », je l’ai carrément redessinée.
Je ne doute pas que le lecteur attentif voit encore certaines ruptures, j’espère juste qu’elles ne seront pas un frein à la lecture. 90% du livre, au final, est constitué de pages réalisées récemment.

Votre travail graphique est donc à la fois le même et différent.
Je n’ai jamais cessé de dessiner ces planches. Certes, il y a eu une longue interruption entre les publications, pas dans la création des pages. Entre les deux publications, j’ai surtout publié des récits de science-fiction qui m’ont amené à adapter quelque peu mon dessin. Mais je n’ai jamais considéré que j’avais à faire de réelles ruptures de style.
Après, il est heureux qu’un dessin évolue en vingt ou trente ans. J’espère en mieux. Je pense que oui.