Journal - L’interview de son auteur : Fabrice Neaud
L’amour, la création, l’homophobie, la précarité, dans la France des années quatre-vingt-dix. Découvrez Journal de Fabrice Neaud dans une réédition enrichie du premier volume de la plus grande œuvre autobiographique de la bande dessinée française.

DAVID CHAUVEL : Pour celles et ceux qui ne te connaissent pas… Qui est donc Fabrice Neaud ?
FABRICE NEAUD : Je suis né à La Rochelle le 17 décembre 1968. Après des études de Lettres et d’Arts plastiques, une brève incursion en philosophie, je suis entré aux Beaux-Arts où j’ai suivi tous les cursus sauf celui de la bande dessinée. Je suis issu d’un milieu modeste ; une mère fonctionnaire à la retraite et un beau-père agriculteur décédé en 2015. Après une enfance en ville mon adolescence se passa à la campagne avant mes études aux Beaux-Arts. Je suis aujourd’hui auteur de bande dessinée à plein temps après plus de vingt ans entrecoupés de minimum social et d’un Contrat Emploi Solidarité en début de carrière.


Le quatrième et dernier tome de Journal est paru il y a très exactement vingt ans. Ce retour, est-ce l’histoire d’une résurrection ?
Nous ne pourrons en juger qu’après réception du travail en cours. Disons qu’un questionnement éthique et juridique concernant mon travail et les aléas de la vie m’ont tenu écarté de l’autobiographie tout ce temps. J’ai quand même publié Nu-Men (2010-2013) ou Labyrinthus (2016-2020), avec Christophe Bec (je suis donc auteur de science-fiction), en sus d’Alex et la vie d’après avec Thierry Robberecht (vers 2007) ou Le Droit d’Auteur (2015) avec Emmanuel Pierrat. Une partie de mon activité professionnelle a été pas mal mobilisée par les « suites » de la réception du Journal après 2002 ; une part d’illustration pour la presse, des histoires courtes dans des collectifs (Japon – 2005). Tout cela a occupé une bonne moitié de ces vingt ans « d’absence » autobiographique. Le reste fut les moments au minimum social (puisque les auteurs n’ont pas droit au chômage) et une très longue période de dépression (2008-2015).
Journal est une oeuvre à la fois très ancrée dans son époque et totalement intemporelle. Quel regard rétrospectif portes-tu sur ces quatre volumes ?
Ce sera au lecteur d’en juger… Pour ma part, il est évident que ce travail est lié de manière inextricable à ma vie ; je n’ai jamais cessé de dessiner des pages autobiographiques durant ces vingt années « d’absence » éditoriale sur le sujet. Entre de petits et de grands carnets, des épisodes de blogs écrits (puis retirés de publication en ligne par mes soins) et même des pages et des scènes éparses, je n’ai ni arrêté ni chômé. Rétrospectivement, je n’ai pas changé un iota à ma démarche ni même à ce que je pense de mon propre travail publié. Bien entendu, je pense que mon dessin a quelque peu évolué, notamment aussi grâce à mes passages à la science-fiction.
Si c’était à refaire, je redessinerais tout. Il est probable que je changerais aussi certaines scènes. Mais j’ajouterais (comme ce fut le cas avec le tome 3 du Journal, dix ans après sa première publication) plus que je ne retrancherais. Certaines pages republiées tout bientôt verront leurs didascalies légèrement modifiées, et pour des raisons de corrections de maladresses de formulation ou de précisions. En outre, si ma dernière publication a 20 ans, le récit de la toute première, lui, en a 30 (1992 !)…

Pensons à ce qui s’est passé depuis ! Déjà l’émergence d’internet mais aussi des smartphones, l’arrivée des « sites de rencontres », le mariage ouvert aux personnes de même sexe, l’efficacité grandissante (ça c’est positif) des trithérapies, mais aussi : le 11 septembre, Al-Qaïda, l’aggravation de la précarisation de grands pans de la population, la question devenue centrale du réchauffement climatique, le passage à l’économie numérique, Trump d’un côté, Poutine de l’autre. C’est multiforme et multifactoriel. Moi, en attendant, j’ai pris 30 ans de plus. Je dois pouvoir dire que mon rapport au monde lui, hélas, n’a pas réellement changé. Hormis que j’ai quitté une ville dans laquelle j’ai vécu 30 ans (et dans laquelle l’essentiel du Journal se passe) pour la Normandie. Ceci étant, comme mes futures pages relatent une période allant de 98 à 2002, cela sera toujours celui d’un « jeune » homme (la trentaine). Avec mes nombreux carnets, notes, pages de tiroirs et aussi certaines scènes non négligeables déjà dessinées, je n’ai aucun mal à me replonger dans cette période qui précède internet.

La seule différence est que tout ce qui est raconté dans le Journal relatant le rapport essentiellement fracassé d’un jeune homosexuel à ses frustrations de looser, une quasi absence de sexe, ma vie, fort heureusement, a quand même connu depuis quelques embellies de ce côté. Mais comme c’est seulement à partir de 35 voire de 40 ans (paradoxalement au moment même de ma plus violente et longue période de dépression), cela ne changera pas grand-chose aux futurs récits.
Que le lecteur qui me connaît déjà se rassure, le narrateur va donc continuer à « pleurnicher sur son sort » et tomber amoureux de grosses brutes qui ne veulent pas de lui et insister parfois lourdement auprès d’eux jusqu’à provoquer leur violent rejet. Pour être plus sérieux, ceci s’accompagnera toujours d’une analyse globale de la situation qui met l’accent et dénonce une violence systémique qui paupérise (affectivement, psychologiquement et économiquement, c’est un tout…) toute personne déjà précarisée.

Me restera toujours cette lecture « réduite » à un petit truc « intime » et subjectif de mon travail, quand son ambition était et restera plutôt politique et assortie d’une analyse systémique de la précarité : Houellebecq, pas mal cité dans mes futures pages, nous ayant habitués à vulgariser que précarité économique et précarité affective/psychologique et sexuelle allaient totalement de pair et se nourrissaient l’une l’autre.