George Sand, Fille du siècle - Interview de Séverine Vidal et Kim Consigny
« J’ai un but, une tâche, une passion : le métier d’écrire... »
Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil, est une romancière, dramaturge, épistolière, critique littéraire et journaliste française. Mais sous son nom de plume de George Sand, elle est bien plus encore. Féministe, esprit frondeur, intellectuelle et figure à l’engagement politique fort, elle reste aujourd’hui un modèle de liberté. Il ne fallait pas moins qu’un duo d’autrices aussi talentueuses que pugnaces pour retranscrire la vie en bande dessinée de celle qui bouscula les conventions sociales en donnant à sa vie la direction qu’elle souhaitait dans un monde où les hommes traçaient le chemin à suivre.
Votre BD George Sand, Fille du siècle fait plus de 300 pages, quels ont été les plus gros défis à relever lors de sa conception ?
Séverine Vidal - Une fois la décision prise de consacrer une BD biographique à George Sand, j’ai dans un premier temps dû lire beaucoup : biographies, romans et correspondances de l’écrivaine, son autobiographie (Histoire de ma vie).
J'ai aussi écouté tout ce que je trouvais sur France culture notamment (l'émission en 4 parties La Grande traversée m’a énormément aidé) et j'ai visionné le film Les enfants du siècle avec Juliette Binoche.
Beaucoup de choses ont été écrites à son propos, sa vie est très documentée : j’ai dû faire un gros travail de tri et faire des choix. Et comme je ne suis pas historienne, il y a eu un travail pour associer mes recherches sur la vie de Sand à d’autres recherches sur la vie sociale et politique du siècle qu’elle traverse. C’était dense ! J’ai adoré ce travail de défrichage.
Kim Consigny - De mon côté, le plus difficile au démarrage, ça a été de recueillir suffisamment d'aides visuelles pour réussir à retranscrire le siècle dans lequel a vécu George Sand.
J'ai cherché des photos, des tableaux, des illustrations, des textes aussi, ainsi que des films qui se déroulaient au XIXe siècle. Même si l'idée n'était pas du tout de produire un bd "historique" très fidèle à la réalité, il fallait quand même s'inscrire correctement dans le XIXe siècle qu'a connu George et surtout, le faire évoluer. Elle traverse tout le siècle et ça m'a demandé beaucoup de recherches pour les costumes (la mode évolue beaucoup, on ne s'habille pas du tout de la même façon en 1820 qu'en 1850) et pour l'univers visuel d'une manière générale.
Mais une fois la BD lancée, c'était plus facile... Ensuite, le plus dur, ça a été de tenir le rythme : plus de 300 pages, c'est très long ! J'avais un emploi du temps hyper réglé pour me motiver à avancer (et éviter de prendre du retard), c'était difficile et épuisant, mais heureusement le projet était passionnant et j'étais bien entourée, aussi bien par Séverine que par Louis-Antoine et Lorène (l'éditeur et l'assistante d'édition). Un énorme défi donc, mais aussi une énorme satisfaction !

La figure de George Sand trouve-t-elle une résonance particulière pour chacune d’entre vous ?
Séverine - J’ai eu un coup de cœur pour cette femme indépendante et peu soucieuse du regard des autres, qui décide ce qui est bon pour elle et fonce. Dans une société où les femmes sont associées dans le Code civil aux mineurs, aux criminels et aux « débiles mentaux », elle a réussi à faire exploser les carcans, à se séparer de son mari, à conserver son domaine, à vivre de sa plume. J’ai été touchée par cette femme entre deux mondes, aux deux sangs mêlés, aristocrate par son père, plébéien par sa mère, et qui s’est toujours placée du côté du peuple.
Une femme libre, qui n’aimait pas à moitié. Décriée, critiquée, notamment par certains de ses collègues masculins, Baudelaire s’exprimait par exemple à son égard de manière odieusement machiste. Comment ne pas faire le rapprochement avec l’époque actuelle où un homme se permet de donner son avis sur le physique d’une chanteuse et de la discréditer si elle n’est pas à son goût. George Sand était en avance sur son temps. Je l’aime dans ses engagements, ses excès, ses passions, ses erreurs, son travail.
Kim - Au fil des lecture préparatoires (je ne voulais pas me lancer dans la bande dessinée sans la connaître moi-même, j'ai lu plusieurs biographie, son autobiographie, plusieurs de ses lettres et de ses romans) et de la découverte du scénario de Séverine, j'ai rencontré une artiste complète et une femme déterminée à exister au delà de la place très restreinte que son siècle lui réservait.
C'était quelqu'un de passionné par énormément de choses : l'écriture bien sûr, mais elle était également bonne musicienne, elle dessinait, aimait la botanique, l'entomologie, la géologie... Je trouve fascinant qu'elle ait nourri tant de passions différentes. Elle a également su faire de l'une d'elles un métier : l'écriture lui a permis non seulement de vivre, mais aussi de faire vivre ses deux enfants, et par périodes, quantités d'ami.e.s qui lui rendaient visite à Nohant et qu'elle logeait et nourrissait parfois pendant des semaines, des mois...

Il n'était pas du tout évident pour une femme à cette époque de devenir écrivaine, d'en faire un métier. Le "métier-passion", c'est quelque chose qui résonne fortement aujourd'hui. Le statut des artistes auteurs reste compliqué, et il faut encore se battre pour être reconnu.e comme un.e professionnel.le à part entière, notamment auprès du ministère de la Culture.
Au-delà de cet aspect professionnel qui m'a beaucoup parlé, elle reste une inspiration, c'est quelqu'un qui a su vivre comme elle l'entendait, tout en oeuvrant beaucoup pour les autres, en soutenant quantités d'autres artistes et auteurs, mais aussi en défendant un accès plus large (notamment pour les femmes) à l'instruction. C'est une figure très forte, et, en y repensant des années après, je suis très choquée (mais pas très étonnée...) qu'on ne m'en ait parlé qu'une seule fois dans ma scolarité (j'ai pourtant un bac L !), au collège, pour la mentionner comme "une femme qui écrivait et qui avait été la maîtresse d'Alfred de Musset". Ça en dit long sur la place qu'on accorde aux femmes dans l'Histoire.

De fait, c'est une figure féministe incroyable, un vrai modèle, même si elle a été décriée (notamment pour s'être opposée au vote des femmes, mais il faut rappeler qu'à cette époque, une femme était toujours considérée comme une mineure, toujours assujettie à un homme de son entourage).
Il faut se souvenir de la période dans laquelle elle vivait, des montagnes qu'elle a soulevées pour en arriver là. Au fil des 300 pages de la bd, cette femme que je n'ai jamais connue est devenue une amie, une sœur, une grand-mère pour moi... avec Séverine, on l'avait rebaptisée Jojo ! Elle-même surnommait tous ceux qu'elle aimait, c'était un juste retour des choses.
Comment s'est passée votre collaboration et combien de temps avez-vous mis pour accoucher de ce livre ?
Séverine - Je me souviens d'un mail où j’évoque mon projet et la réponse de Kim était : « Si cette BD se fait, je VEUX la dessiner ! ».
On avait déjà travaillé ensemble deux fois (dont un projet de deux ans en publication presse) et je crois que j’étais rassurée à l’idée de m’embarquer dans ce marathon avec Kim. J’aime son talent, j’aime aussi sa façon enthousiaste et spontanée d’aborder le travail, sa disponibilité, son humour. Je savais que ce serait sérieux, professionnel, et en même temps qu’on rigolerait bien. C’est important pour moi !
On a visité ensemble Nohant en septembre 2019, on s’est approprié ce lieu, et cette femme, ensemble. J’ai commencé à écrire mon scénario et à envoyer le découpage petit à petit à Kim et à Louis-Antoine. Je savais que je pouvais compter aussi sur Kim pour me dire si telle scène méritait d’être développée ou si telle autre, au contraire, n’apportait rien et pouvait être supprimée. Je dirais qu’entre la décision de bosser sur elle et la fin du travail d’écriture, il y a eu 18 mois. On s’est beaucoup, beaucoup attachées à Aurore.
Kim - Ça a été très long ! Mais c'est surtout parce qu'il s'est passé beaucoup de temps entre la première idée et le moment où j'ai commencé à dessiner. Séverine m'a parlé pour la première fois de George Sand en septembre 2018, au détour d'un échange de mails au sujet de complètement autre chose, et tout de suite ça a fait "tilt" pour moi : c'était exactement ce dont j'avais envie et besoin, et je voulais vraiment travailler à nouveau avec elle !
J'étais déjà engagée dans un gros projet de bande-dessinée à ce moment-là donc je savais que ça n'allait pas être pour tout de suite, mais on a fait des essais quand même, et Séverine les a présentés à Louis-Antoine. On a signé quelques mois plus tard, en janvier 2019 : j'étais ravie ! Je n'ai commencé le découpage et le storyboard qu'à l'automne 2019, après la sortie de Forté (Dargaud).

A ce moment-là, on est allées à Nohant avec Séverine pour voir où George avait vécu. C'était fou d'ailleurs : visiter sa maison, c'était presque comme la rencontrer en vrai, très émouvant... ça a donné un élan au livre.
J'avais beaucoup de boulots en même temps et c'était un gros travail d'écriture pour Séverine, donc on a avancé lentement, petit bout par petit bout, jusqu'au printemps 2020. J'ai mis un gros coup de collier pendant le premier confinement et j'ai fait toute la deuxième moitié du storyboard entre début mars et fin avril, avant de boucler les mille autres projets que je devais finir, pour reprendre à la rentrée.
J'ai fait mes recherches de références graphiques (photos, dessins et tableaux d'époque) au fil du storyboard, et j'ai complété pendant la réalisation des pages définitives, en fonction de mes besoins. Ensuite, j'ai passé six mois non-stop à dessiner les 310 planches finales... Là, ça a été dur. C'était vraiment un énorme boulot, mais j'étais heureusement bien entourée. Séverine était super motivante et présente, c'était rassurant pour moi qui doutais souvent de la qualité de ce que je faisais. J'avais peur de m'être lancée dans quelque chose de trop grand pour moi, peur de ne pas être prête...
Il semble y avoir une grande part de documentation dans ce livre mais avez-vous dû en romancer certains passages ?
Séverine - J’ai jonglé entre les différentes biographies, qui sont autant de points de vue, et Histoire de ma vie, livre dans lequel George Sand se livre en contournant sciemment certains thèmes (notamment ses amours, qui ne sont qu’évoquées). J’ai peu romancé (sauf évidemment dans les dialogues que j’ai la plupart du temps inventés à partir d’éléments trouvés dans ses lettres ou ses mémoires). Il y a quelques ellipses comme ses années au couvent ou sa rencontre avec Casimir Dudevant. Et j’ai pris le parti de raconter entre Marie Dorval et Sand une histoire qui est plus qu’une amitié passionnée ; je les imagine amoureuses. C’est ce qui me semble transpirer de leurs échanges épistolaires.

Qu’avez-vous appris et que retenez-vous de la vie de cette figure littéraire et féministe ?
Séverine - Le XIXe siècle était loin dans ma mémoire. Il est peu étudié en classe et je ne me souvenais que de façon parcellaire des enjeux des révolutions traversées, de la Commune, etc. J’ai eu plaisir à m’y replonger, à « hauteur de Sand » pour comprendre comment elle avait vécu ces événements et de quelle façon elle s’est engagée toujours aux côtés du peuple.
Et puis, je n’avais finalement lu que La mare au diable ! J’ai donc découvert une plume, loin de l’image lisse de la grand-mère de Nohant qui écrit pour ses petites-filles. Son point de vue sur le mariage, sur les droits des femmes et leur place dans la vie politique, les idées progressistes qu’elle défend aux côtés des radicaux et des socialistes pour un projet de république sociale, font d’elle une militante acharnée dont les combats m’ont touchée.


Kim - J'ai tout appris : je ne savais quasiment rien d'elle ! C'est pourtant une figure centrale du XIXe siècle, et je suis vraiment très heureuse d'avoir travaillé à lui redonner la place qu'elle mérite. On parle souvent d'elle en soulignant ses liens avec les hommes qui l'ont entourée : Musset, Chopin, son ami Delacroix... Pourtant, elle mérite qu'on prononce son nom pour elle seule. Elle a écrit des dizaines de romans, de pièces de théâtre, a laissé une correspondance énorme et passionnante. Elle s'est engagée pour les femmes et pour le peuple, elle a utilisé l'audience qu'elle avait réussi à gagner à force de travail pour faire passer des idées très progressistes sur des questions sociales qui faisaient débat à l'époque... George Sand était une artiste et une militante infatigable et passionnée.